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Avocat au barreau de Nice

Maître Alexandre Gaspoz

Le renforcement du contrôle du juge dans la qualification des temps de déplacement professionnel

par | Août 17, 2023

Maître Alexandre GASPOZ, Avocat en droit du travail à NICE, vous conseille et vous assiste en matière de temps de travail.

Dans deux décisions rendues le 7 juin 2023 publiés au bulletin, la Haute juridiction réitère son appréciation in concreto auxquelles doivent se livrer les juges du fond pour, le cas échéant, restituer leur qualification aux temps de déplacement professionnel qui a priori demeurent non assimilés à du temps de travail effectif.

Dans ces deux affaires, il s’agissait de déterminer :

-si le temps effectué pour le trajet entre l’entrée du site sur lequel l’entreprise était implantée et les locaux où s’effectuaient la prise de poste du salarié, ne constituait pas en réalité du temps de travail effectif (Cass. soc., 7 juin 2023, no 21-12.841 FS-B) ;

-si le temps  effectué pour les trajets entre un lieu d’hébergement temporaire et des lieux de travail successifs dans le cadre d’un déplacement professionnel prolongé sans retour au domicile correspondait à du temps de travail effectif (Cass. soc., 7 juin 2023, no 21-22.445 FS-B).

Les temps de déplacement professionnels respectivement en cause : trajet sur site et trajet entre un lieu d’hébergement et un lieu de travail en situation de déplacement prolongé

Dans la première affaire, un salarié licencié pour faute grave avait saisi la juridiction prud’homale pour contester son licenciement ainsi que pour solliciter le paiement d’heures supplémentaires.

Il travaillait pour une société d’ingénierie et avait été affecté dans des bureaux implantés sur le site d’un centre de production d’électricité exploité par une société autre que son employeur.

Le salarié soutenait que le temps qu’il mettait pour se rendre depuis l’enceinte du site aux locaux où étaient installés les pointeuses et qui était d’une durée d’environ 15 minutes constituait du temps de travail effectif. Il faisait valoir que compte tenu des sujétions et contraintes auxquelles il était soumis tout au long de son parcours dans l’enceinte du site avant d’accéder effectivement à son poste de travail, ceci était de nature à l’empêcher de vaquer à des occupations personnelles.

La cour d’appel d’Orléans avait confirmé la décision de la juridiction prud’homale qui avait débouté le salarié de sa demande à ce titre, aux motifs que les contraintes – en l’occurrence le respect de règles de sécurité – émanaient de la société propriétaire du site et non de son employeur et que dès lors le salarié disposait de toute liberté pour vaquer lors de ce trajet à des occupations personnelles.

Dans la deuxième espèce, le salarié exerçait les fonctions d’enquêteur pour une société opérant dans le secteur du contrôle technique automobile. Il était ainsi amené à effectuer des visites auprès de concessionnaires, qui le conduisaient à être en déplacement sur plusieurs jours d’affilée, sans pouvoir quotidiennement regagner son domicile.

Il soutenait que l’ensemble des temps de déplacement consacrés au cours de sa mission, y compris donc les temps de trajet entre la concession automobile visitée et le lieu d’hébergement temporaire et vice versa, constituait du temps de travail effectif et aurait dû être rémunéré comme tel.

La cour d’appel d’Aix-en-Provence lui donne raison. Elle estime que les trajets effectués par le salarié entre deux lieux de travail successifs, sans retour au domicile, dans le cadre d’un déplacement prolongé résultaient de plannings d’interventions déterminés par l’employeur, qui plaçaient le salarié dans une situation où il restait à la disposition de ce dernier.

Les demandes et arguments respectifs des parties

Dans la première espèce, le salarié faisait valoir à l’appui de son pourvoi, que les contraintes auxquelles il était soumis au cours de son trajet depuis l’enceinte du site jusqu’aux locaux où intervenait sa prise de poste effective caractérisaient le fait qu’il était à la disposition de son employeur, sans pouvoir vaquer à des obligations professionnelles.

Ces contraintes se traduisaient notamment par l’obligation de pointer et de se soumettre à des contrôles dès son entrée sur le site en présence de brigades d’intervention, au respect d’un protocole long et minutieux de sécurité pour arriver à son poste de travail ainsi qu’aux prescriptions du règlement intérieur énonçant des règles de sécurité particulières applicables lors des déplacements dans l’enceinte du site, sous peine de sanctions disciplinaires.

Le salarié reprochait à la cour d’appel, au regard des contraintes susvisées, d’avoir jugé qu’il restait tout de même en capacité de vaquer à des occupations personnelles pendant ce temps de trajet.

Il a en effet déjà été admis par la Cour de cassation que le temps de déplacement du salarié au sein de l’entreprise pour se rendre à son poste de travail puisse constituer, sous conditions, du temps de travail effectif par dérogation aux dispositions de l’article L. 3121-4 du Code du travail l’excluant par principe d’une telle qualification (Cass. soc., 13 janv. 2009, no 07-40.638).

Dans la deuxième espèce, l’employeur reprochait à la cour d’appel de l’avoir condamné à un rappel d’heures supplémentaires au titre des trajets aller et retour effectués par le salarié entre le(s) lieu(x) d’hébergement en découchage et les concessions automobiles successivement visitées au cours d’un déplacement sur plusieurs jours.

D’une part, il soutenait que ces temps de déplacement professionnel en début et fin de journée de travail n’était pas du temps de travail effectif au sens des dispositions de l’article L. 3121-4 du Code du travail. Les temps de trajet effectués en début et fin de journée entre l'(les) hôtel(s) et la concession automobile visitée du jour devaient ainsi conserver la qualification de simple temps de déplacement professionnel, à l’instar de celui pour se rendre du domicile habituel au lieu de travail au sens de ces mêmes dispositions.

À cet égard, la cour d’appel avait en effet assimilé le(s) lieu(x) d’hébergement provisoire(s) au lieu de travail du salarié pour lui appliquer la solution jurisprudentielle selon laquelle le temps de trajet pour se rendre d’un lieu de travail à un autre lieu de travail est susceptible de constituer un temps de travail effectif (voir notamment Cass. soc., 5 mai 2004, no 01-43.918).

D’autre part, l’employeur estimait que la cour d’appel n’avait pas vérifié si le salarié avait été réellement tenu de se conformer à ses directives ainsi que mis dans l’impossibilité de pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles pendant ces temps de trajet pour quitter et revenir à l’hôtel pour le qualifier de temps de travail effectif.

L’analyse des décisions

Le temps de déplacement professionnel qui a priori n’est pas du temps de travail effectif peut néanmoins être qualifié de tel lorsque la situation concrète révèle qu’il répond aux conditions de celui-ci

En principe et depuis la loi du 18 janvier 2005, le temps de déplacement professionnel entre le domicile et lieu habituel de travail, n’est plus considéré comme un temps de travail effectif, et ce, même lorsqu’il dépasse le temps de trajet habituel.

Dans ce dernier cas de figure, sans être requalifié pour autant, il ouvre le droit pour le salarié à une contrepartie sous forme de repos ou sous forme financière. Il est généralement admis que la notion de déplacement professionnel visée par la loi n’a vocation à régir que le déplacement entre le domicile du salarié et le lieu d’exécution de son contrat de travail.

Il ressort des deux arrêts de la Cour de cassation que les autres temps de déplacements professionnels, tels que le trajet entre un lieu d’hébergement temporaire et un lieu de travail ou encore le trajet dans l’enceinte de l’entreprise, ne bénéficieraient pas d’une présomption irréfragable et pourraient ainsi, sous conditions, constituer un temps de travail effectif.

Ils doivent en tout cas être appréhendés selon une appréciation in concreto au regard des trois critères légaux de la définition du temps de travail effectif énoncés à l’article L. 3121-1 du Code travail, à savoir :

  • le salarié est à la disposition permanente de l’employeur ;
  • il se conforme à ses directives ;
  • il est dans l’impossibilité de vaquer à des occupations personnelles.

C’est d’ailleurs au visa de ces dispositions que la Cour de cassation a rendu les deux arrêts du 7 juin dernier.

Dans la deuxième espèce, la Cour de cassation censure l’arrêt rendu par la cour d’appel en reprochant précisément aux juges du fond de ne pas avoir vérifié en premier lieu si le temps de trajet hôtel-concession automobile visitée ne pouvait pas être assimilé à un simple temps de déplacement professionnel au sens de l’article L. 3121-4 du Code du travail.

En d’autres termes, elle a implicitement admis que le trajet du salarié entre un lieu d’hébergement provisoire et un lieu inhabituel de travail puisse être assimilé au temps de déplacement entre le domicile habituel du salarié et le lieu d’exécution du contrat de travail, lequel est expressément exclu par le texte légal de la notion de temps de travail effectif.

Cette position s’explique certainement par le fait que la Cour a au contraire considéré que les juges d’appel dans la deuxième espèce du 7 juin 2023 n’avaient pas caractérisé que le temps de déplacement du salarié entre l’hôtel et le lieu de la concession visitée répondait de manière concrète aux conditions de la notion de temps de travail effectif.

Plus particulièrement, les juges du fond auraient dû vérifier si pendant ces temps de trajets le salarié était tenu de se conformer aux directives de l’employeur sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles.

Le juge du fond doit toutefois analyser de manière approfondie l’intensité des contraintes pesant sur le salarié

Ces deux arrêts s’inscrivent dans le cadre de l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation s’inspirant de celle de la CJUE. Elle repose sur une approche plus extensive de la notion de temps de travail effectif au regard des contraintes effectivement rencontrées par le salarié dans le cadre de son activité.

Cela l’a conduit ainsi au titre des périodes d’astreinte à proposer une méthode de qualification invitant les juges du fond à vérifier « si le salarié avait été soumis à des contraintes d’une intensité telle qu’elles avaient affecté, objectivement et très significativement, sa faculté de gérer librement, au cours de ces périodes, le temps pendant lequel ses services professionnels n’étaient pas sollicités et de vaquer à des occupations personnelles » (Cass. soc., 26 oct. 2022, no 21-14.178 ; Cass. soc., 21 juin 2023, no 20-21.843).

Ainsi, la Cour suprême exige désormais des juges du fond qu’ils analysent tout « temps » qui leur est soumis en fonction de l’intensité des contraintes pesant sur le salarié, même s’il bénéficie d’une présomption légale de non-assimilation à du temps de travail effectif.

C’est au regard de cette exigence que la Cour de cassation a également censuré la décision de la cour d’appel de la première espèce, estimant que les arguments qu’elle avait retenus, pour exclure de la qualification de temps de travail effectif le temps de déplacement du salarié entre l’entrée du site et l’accès effectif à son poste de travail, étaient inopérants.

La Cour considère que les juges du fond auraient dû examiner la succession des contraintes et sujétions auxquelles le salarié était soumis pendant son trajet dans l’enceinte du site où se trouvaient les locaux de l’entreprise et expliquer dans quelle mesure il pouvait dans ces conditions vaquer en même temps à des occupations personnelles sur ce dit trajet.

Ainsi, aux termes de ces deux arrêts, la Cour de cassation ne tranche pas la question in abstracto de savoir si ces temps devaient ou non être considérés comme un temps de travail effectif. Cette qualification qui doit s’effectuer au cas par cas par l’analyse concrète de la situation de l’espèce relève de la compétence des cours d’appel auxquelles sont renvoyées les affaires.

La Cour décide de réaffirmer et renforcer l’office du juge dans le cadre de la qualification des temps de déplacement professionnel au regard de la notion de temps de travail effectif, lorsqu’ils n’entrent pas stricto sensu dans le champ d’application de l’article L. 3121-4 du Code du travail.

Ces arrêts s’inscrivent dans la tendance actuelle d’une conception extensive de la notion de temps de travail effectif appréciée au regard du critère de l’intensité des contraintes pesant sur le salarié.

Maître Alexandre GASPOZ, Avocat en droit social à NICE, vous informe sur vos droits dans le cadre de l’exécution du contrat de travail du salarié.

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